Productivité exceptionnelle de la biosphère lors d’un interglaciaire chaud il y a 420 000 ans

Résultat scientifique Océan Atmosphère

La productivité de la biosphère est l’un des paramètres importants qui contrôlent la concentration atmosphérique en dioxyde de carbone. Des chercheurs d’une collaboration franco-danoise1 viennent de montrer, grâce à l’analyse géochimique de l’oxygène de l’air piégé dans une carotte de glace antarctique, qu’au début d’une période chaude et exceptionnellement longue, commencée il y a environ 420 000 ans, la productivité globale de la biosphère était de 10 à 30 % plus élevée que pendant l’ère préindustrielle. Cette forte productivité globale serait due à une augmentation de la productivité terrestre et aurait contribué à réguler la concentration en CO2 atmosphérique.

  • 1Les laboratoires et instituts impliqués dans cette étude sont le Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (LSCE/IPSL, CNRS / CEA / UVSQ), le laboratoire Géosciences Paris-Sud (GEOPS/IPSL, CNRS / Université Paris-Saclay) et le Center for ice and climate (Université de Copenhague, Danemark).

Au cours des derniers 800 000 ans, la Terre a connu plusieurs transitions entre des périodes glaciaires et interglaciaires. Ces transitions, aussi appelées « déglaciations », étaient associées à une hausse rapide de la concentration en dioxyde de carbone (CO2) dans l’atmosphère pouvant aller jusqu’à 100 ppm en quelques milliers d’années. C’est notamment le cas de la déglaciation enregistrée il y a 430 000 ans, appelée Terminaison V, qui montre des caractéristiques plutôt singulières. Elle est associée à une faible excentricité de l’orbite terrestre2 et est la première déglaciation à avoir enregistré une augmentation de CO2 atmosphérique de plus de 70 ppm. Elle fait suite à la période glaciaire la plus froide et précède la plus longue période interglaciaire (~ 30 000 ans contre 10 000 ans en moyenne).
Les mécanismes à l’origine de ces augmentations de la concentration en CO2 atmosphérique sont multiples et leurs contributions relatives restent une question ouverte. De nombreuses études ont révélé que des augmentations dans les flux de CO2 de l’océan vers l’atmosphère pourraient expliquer une grande partie de ces augmentations. Pour la Terminaison V néanmoins, ces augmentations des flux océaniques auraient dû conduire à une augmentation de la concentration atmosphérique en CO2 supérieure à celle effectivement mesurée.
Cependant, ces études ne prennent pas en compte la productivité de la biosphère globale (incluant la productivité terrestre et océanique). Or, celle-ci est associée à d’importants flux de CO2 via la photosynthèse vs la respiration et pourrait ainsi avoir un impact significatif sur les teneurs en CO2 de l’atmosphère, une forte productivité biologique conduisant à une forte consommation du CO2 atmosphérique.

Une équipe franco-danoise1 a étudié les flux liés à la productivité biosphérique sur la période de la Terminaison V, pour mieux comprendre leurs impacts sur les variations de CO2 atmosphérique. Pour ce faire, les scientifiques ont développé au LSCE la seule ligne expérimentale d’Europe d'extraction de l'oxygène de l'air piégé dans la glace, qui permet de mesurer avec précision la composition isotopique triple de l’oxygène (Δ17O de O2) dans les bulles d’air piégées dans la glace, et l’ont utilisée pour effectuer des mesures sur la carotte antarctique Epica Dome C (EDC) pour la période comprise entre 445 et 405 000 ans. La composition isotopique triple de l’oxygène échangé avec la biosphère lors des processus associés à la productivité biologique (photosynthèse vs respiration) ayant une signature significativement différente de celle de l’oxygène n’ayant pas subi de tels échanges, les variations enregistrées dans l’atmosphère « fossile » permettent de retracer la productivité biosphérique passée.

Les flux d’oxygène associés à la productivité biosphérique et reconstitués à partir des données de cette étude montrent que, durant la Terminaison V et le début de l’interglaciaire qu’elle précède, la productivité était de 10 à 30 % supérieure à celle observée durant la période préindustrielle. C’est le niveau de productivité biologique le plus élevé jamais observé durant les 450 000 dernières années.

Pour mieux comprendre l’origine de cette augmentation globale de la productivité de la biosphère, et notamment la part relative des réservoirs terrestres et océaniques, les données acquises ont été comparées à des enregistrements de productivité biologique locaux, renseignés par des données de végétation continentale (grains de pollen) et des données indirectement associées à la productivité marine (teneurs en carbone organique, biomolécules et carbonates dans les sédiments).
Alors que la productivité primaire marine pendant la Terminaison V ne présente pas un schéma singulièrement différent de celle de la période préindustrielle, la productivité terrestre est significativement plus forte, notamment aux hautes latitudes de l’hémisphère nord. Cela pourrait expliquer la forte productivité biosphérique, cette dernière favorisant à son tour le maintien du CO2 à un niveau plus bas que celui attendu.

Illustration scientifique
Évolution de la productivité biosphérique au cours des 445 000 dernières années. a) Courbe de CO2 composite (Bereiter et coll., 2015). b) Reconstitution du rapport de productivité biosphérique entre un temps t donné et la période préindustrielle, calculée à partir des données de Δ17O de O2. c) Enregistrement de pollen d’arbres, d’arbustes et de Picea dans le lac El’Gygytgyn, en Sibérie (Melles et coll., 2012). d) Enregistrement de pollen dans la carotte sédimentaire marine ODP Site 646 au sud du Groenland (De Vernal et Hillaire-Marcel, 2008)

Cette étude met en lumière le rôle important de la productivité biologique, et plus particulièrement celui du réservoir terrestre sur les changements de CO2 atmosphérique au cours des transitions climatiques clés du passé. Elle montre également le besoin crucial de disposer de plus de données sur la productivité biologique à l’échelle locale et régionale, car celles-ci permettraient de mieux contraindre l’impact de la productivité biosphérique sur les variations de CO2 atmosphérique.

  • 2Lorsque l’excentricité de l’orbite terrestre est faible, l’insolation de la Terre varie peu au cours des saisons, ce qui a tendance à favoriser la croissance végétale et donc la productivité de la biosphère terrestre.
  • 1Les laboratoires et instituts impliqués dans cette étude sont le Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (LSCE/IPSL, CNRS / CEA / UVSQ), le laboratoire Géosciences Paris-Sud (GEOPS/IPSL, CNRS / Université Paris-Saclay) et le Center for ice and climate (Université de Copenhague, Danemark).

Source

Brandon, M., Landais, A., Duchamp-Alphonse, S., Favre, V., Schmitz, L., Abrial, H., Prié, F., Extier, T., Blunier, T. Exceptionally high biosphere productivity at the beginning of Marine Isotopic Stage 11. Nature Communications volume 11, Article number: 2112 (2020)
https://doi.org/10.1038/s41467-020-15739-2

Contact

Margaux Brandon
LSCE/IPSL et GEOPS/IPSL