Le rift Est-Africain : un futur océan au cœur d’enjeux géologiques et sociétaux

Décryptage Terre Solide

À l’est du continent Africain, la terre se fracture depuis déjà 25 millions d’années. À l’origine de cette faille se trouve le rift Est-Africain qui annonce l’ouverture d’un futur océan. Au-delà des phénomènes géologiques à l’œuvre, le rift s’inscrit dans un environnement sociétal complexe et son activité soulève de nombreux enjeux liés à la gestion des ressources et des risques.

Quels sont les phénomènes géologiques qui caractérisent les premiers stades de l’ouverture d’un océan ? Quels enjeux, à court et long termes, ces phénomènes soulèvent-t-ils ? On fait le point avec Christel Tiberi, Stéphanie Gautier et Fleurice Parat du laboratoire Géosciences Montpellier (CNRS / Univ. Montpellier).

Les océans que l’on connait aujourd’hui n’ont pas toujours ressemblé à ces immenses étendues d’eau, plus ou moins profondes, qui regorgent d’espèces marines en tout genre. Effectivement, les formes des océans varient et évoluent au cours des temps géologiques. Aujourd’hui même, on retrouve des endroits sur Terre où un océan s’apprête à naitre, c’est le cas à l’est du continent Africain.

Mais à quoi ressemble un océan en cours d’apparition et comment se forme -t-il ? Généralement, un océan naît d’une déformation puis d’une rupture continentale qui crée comme une fracture dans la Terre. Cette première étape est appelée rifting et se caractérise par la création de failles marquant l’ouverture de l’océan mais aussi par la création de bassins où se concentrent des ressources essentielles (eau, minerais, énergies fossiles, géothermie), un processus qui n’aboutira pas nécessairement à la formation d’un océan. Cette phase initiale découle de la structure et de la composition des différentes couches terrestres, du mouvement des plaques tectoniques de la Terre, et de plusieurs processus géologiques parfois complémentaires, parfois antagonistes (volcanisme, sismicité, etc…).

Néanmoins, les indices de ces phénomènes géologiques qui contribuent à la formation d’un océan sont difficiles à déceler car ils se trouvent souvent à plusieurs kilomètres de profondeur et peuvent  même avoir disparu depuis longtemps. Pour pallier les zones d’ombres qui planent encore sur les processus de formation des océans et pour mieux appréhender les enjeux sociétaux qu’ils soulèvent, les scientifiques étudient alors les rifts actifs des continents actuels.

Le rift Est-Africain 

Un océan en formation unique en son genre

Le rift Est-Africain s’étend sur 4000 km de l’Afar au Golfe du Mozambique et est apparu depuis déjà 25 millions d’années ! La zone du Rift la plus ancienne se situe au nord du continent, vers l’Afar alors que la plus récente, qui correspond aux tous premiers stades de l’ouverture, se situe au sud en Tanzanie. Dans cette partie, le rift se divise en trois branches distinctes. Des failles et des volcans actifs témoignent des dynamiques terrestres à l’œuvre du futur océan. Ces trois branches sont séparées par des bassins localisés dans des dépressions où vont se concentrer les ressources naturelles. Mais l’ouverture de ce rift s’avère particulièrement difficile et se fait à une vitesse estimée d’environ 7 mm/an, 4 fois plus lentement que pour l’Atlantique (3cm/an environ). À l’origine de cette ouverture, plusieurs phénomènes géologiques agissent ensemble pour casser la lithosphère (la couche supérieure de la Terre) africaine épaisse d’environ 100 km. Ces phénomènes géologiques et cinématiques particulières amènent les scientifiques à se pencher sur le rift Est-africain pour comprendre quelles sont les causes de l’ouverture du continent, pourquoi la déformation se localise à certains endroits plutôt qu’à d’autres, et quel est le rôle de certains processus géologiques comme le magmatisme dans ce phénomène d’ouverture.

Certaines réponses sont déjà connues. Premièrement, le manteau terrestre1 à l’est de l’Afrique est particulièrement chaud, ce qui favorise la rupture de la lithosphère. Néanmoins, cette lithosphère reste très hétérogène selon les zones du rift. La présence de lithosphère très ancienne et très rigide appelée craton2 , plus difficile à déformer, fait dévier la trajectoire du rift. C’est ce qui explique notamment l’existence des trois branches distinctes (voir illustration ci-dessous) qui donnent au RIFT Africain une géométrie  très spécifique. Le volcanisme est aussi un marqueur, et un contributeur potentiel, très important de l’ouverture du rift. En témoigne, dans la région sud, un cratère de 25 km de diamètre qui a explosé il y a 3 millions d’années, le Ngorongoro. Celui-ci se trouve proche d’un volcan actif unique au monde, le Ol Doinyo Lengai dont la lave est composée de natrocarbonatites3 . L’ensemble de ces processus géodynamiques impactent l’environnement à court, moyen et long termes. Il est donc important de comprendre et caractériser ces phénomènes pour mieux évaluer les effets de l’ouverture d’un océan sur les écosystèmes d’une région au cours du temps. Cette étude nécessite la combinaison de plusieurs disciplines combinant géosciences, géographie, écologie et sciences humaines.

 
  • 1Le manteau terrestre est la couche intermédiaire entre la croûte et le noyau terrestre. Il représente plus de 80% du volume terrestre total.
  • 2Un craton, appelé aussi aire continentale, est une vaste portion stable du domaine continental par opposition aux zones instables déformées (les orogènes). Il forme un élément de lithosphère continentale possédant une identité géologique très ancienne (2 à 4 milliards d’années), notamment en termes de nature des roches et de structuration des unités géologiques qui le composent.
  • 3La natrocarbonatite est une lave carbonatée rare qui fait éruption au volcan Ol Doinyo Lengai en Tanzanie, dans le rift est-africain de l'Afrique orientale. Les natrocarbonatites sont riches en carbonate de sodium et de potassium (minéraux comme la nyererérite et la grégoryite). En raison de cette composition inhabituelle, les laves sont éjectées à des températures relativement basses (environ 500-600 °C). Cette température est si basse que la lave en fusion apparaît noire à la lumière du soleil, au lieu d'avoir la lueur rouge commune à la plupart des laves et devient blanche en refroidissant à la surface. Elle est également beaucoup plus fluide que les laves silicatées (les laves les plus courantes). Le paysage volcanique qui en résulte est différent de tous les autres dans le monde.
Localisation du Rift Est africain © C.Tiberi

Pour tenter de comprendre les origines des déformations du rift et ses futures évolutions, des campagnes d’observation et d’acquisition de données sont organisées régulièrement. Des instruments comme des sismomètres permettent de recueillir des données sur les vitesses sismiques et obtenir une image de l’intérieur de la Terre. On récupère également des informations spatialisées sur la densité des roches. Des échantillons de roches comme les xénolites par exemple1 et de laves, permettent de connaitre la composition chimique du manteau terrestre à l’origine du volcanisme et de retracer l’évolution des magmas jusqu’à la surface lors des éruptions.

  • 1Un xénolithe est une portion d'une roche incluse dans une roche différente et dont elle n'est pas issue. Cette appellation est spécifique aux roches magmatiques.
Échantillonnage dans le cratère du Ngorongoro © C. Tiberi

À la manière d’une enquête policière, les scientifiques corrèlent les données des différentes disciplines et tentent de trouver des pistes d’interprétation. Ainsi des anomalies en profondeur ont été corroborées par différents types d’observation, ce qui a permis d’identifier les endroits où les magmas se sont probablement formés et où les fluides seraient stockés. Cette convergence des interprétations permet d’expliquer avec plus de certitude comment la croûte s’est ouverte et pourquoi à cet endroit en particulier. Il est aussi important de caractériser les manifestations géologiques de cette ouverture puisqu’elles impactent à court terme (via des séismes et du volcanisme) et à plus long terme (via la végétation et la répartition de la population, etc.) l’environnement de cette région.

Les équipes de recherches se concentrent actuellement en Tanzanie, zone d’intérêt (comme précisé précédemment) où la rupture est la plus récente, et où les indices de déformation de la Terre (sismicité, volcanisme, vitesse des plaques) sont singuliers en comparaison d’autres zones plus matures du rift. En plus de permettre de récolter quelques données, la dernière mission menée dans la région et également de relancer des recherches en étroite collaboration avec des organismes scientifiques locaux1 autour de la gestion des ressources en eau (hydrogéologie, géomorphologie), des risques liés aux éruptions du Lengai ( géomorphologie, écologie, caractérisation du sous-sol), de l’origine des roches (carbonatites, kimberlites) mais aussi des liens entre culture et développement durable. C’est dans ces perspectives que le projet HATARI s’inscrit.

Enjeux sociétaux et économiques du système géologique : le projet HATARI

Le Rift Est-Africain n’est pas qu’un objet d’étude pour les géosciences ! Il soulève en effet des problématiques environnementales, sociétales et économiques liées à sa situation géographique. C’est pour cela que d’autres domaines de la recherche comme les sciences sociales ou la géographie doivent intervenir pour analyser le rift comme un « géo-bio-éco-socio-système », c’est-à-dire une structure géologique active, interagissant avec son environnement biologique, sociétal et écologique.

C’est donc de manière interdisciplinaire que le projet HATARI (HAzard in TAnzanian RIft) explore les différentes questions qui se posent autour du rift dans le nord de la Tanzanie. Cette zone se distingue par son fort développement économique et touristique et par la diversité de ses ressources. Elle compte un centre urbain de plus 400 000 habitants, ainsi qu’un paysage pastoral qui s’étend entre les villes. La variabilité des processus géologiques dans cette zone est source d’aléas très contrastés qui affectent des populations urbaines très concentrées près de centres volcaniques (Arusha, Monduli), mais aussi les populations pastorales plus dispersées dans des zones à risque extrêmement élevé (Lengai). Les équipes scientifiques étudient ces deux sites pour comprendre comment les activités volcaniques et sismiques interagissent et transforment le paysage socio-économique de la région.

  • 1Le Nelson Mandela African Institute for Sciences and Technology (Arusha), le Geological Survey for Tanzania (Dodoma), l'université de Dar Es Salaam (School of Mines and Geosciences), l’université de Dodoma (College of Earth Sciences and Engineering) et le Ngorongoro Conservation Area (Karatu).
Volcan Ol Doinyo Lengai © A. Clutier

En parallèle, des études géophysiques et pétrologiques sur la localisation de la sismicité, la caractérisation des structures volcaniques ou la dynamique du magma sont menées pour comprendre les processus lithosphériques à l’origine de la rupture continentale.

Les géographes du projet vont, quant à eux, considérer le risque naturel dans son ensemble en intégrant une bonne connaissance des aléas géologiques ainsi que de la vulnérabilité pour la population et les infrastructures. L’exposition aux risques géologiques ainsi estimée va permettre une meilleure gestion des évènements sismiques ou volcaniques qui peuvent affecter la région.  En outre, une partie des recherches en cours vise à comprendre comment le mode de vie (sédentaire-urbain ou sédentaire-agricole ou nomade) et l’environnement géographique influencent la compréhension des phénomènes géologiques. Les chercheurs interviennent dans les établissements scolaires pour comprendre quel rôle peut jouer l’éducation sur l’apprentissage de la gestion du risque et des crises. Enfin, les biologistes travaillent sur l’impact de crises volcaniques sur l’environnement au sens large et sur le long terme : végétation, animaux et populations locales ou touristiques.

Les discussions avec les chercheurs tanzaniens font également émerger des nouvelles problématiques comme celle de la ressource en eau qui est un des enjeux les plus importants de la région. En effet, au niveau du rift, la fusion partielle du manteau en profondeur forme des magmas alcalins riches en fluor qui s’épanchent en surface ; Il s’en suit que l’altération des laves libère une grande quantité de fluor qui se concentre ensuite dans les cours d’eau à proximité. Cette eau est utilisée pour la consommation mais aussi pour l’irrigation. Le fluor donne d’ailleurs à l’eau une couleur marron-verdâtre qui lui vaut le surnom local de « tea water ».  Mais si cet élément chimique est une ressource précieuse pour certaines industries (dentifrice, système de réfrigération, cycle de combustible nucléaire...), il a cependant un effet très négatif sur la santé quand il est consommé à forte dose et représente donc un risque sanitaire important pour les populations locales.

L’ensemble des impacts sociétaux et économiques du rift Est-Africain sont ainsi complexes et inextricables. Le projet HATARI s’inscrit notamment dans les activités du Groupe de recherche interdisciplinaire Grand Rift Africain (GDR RIFT) au sein duquel les géosciences, l’écologie et les sciences sociales se regroupent. Il faudra encore de nombreuses campagnes d’observation pour percer les mystères de l’ouverture du futur océan, tout en assurant la protection des écosystèmes et activités alentours. 

Contact

Christel Tiberi
Géosciences Montpellier (CNRS / Univ. Montpellier)
Fleurice Parat
Géosciences Montpellier (CNRS/Univ. Montpellier)
Stéphanie Gautier
Géosciences Montpellier (CNRS / Univ. Montpellier)