Des « mers d’huile » sur Titan

Résultat scientifique Univers

Titan, la grande lune de Saturne, est après la Terre le haut lieu de la chimie organique du système solaire. Cette chimie produit de nombreuses espèces, dont la plupart finissent par sédimenter au sol. Une autre caractéristique majeure de Titan est la présence, dans ses régions polaires, de mers contenant un mélange liquide de méthane et d’éthane. Le radar de la sonde Cassini a montré que la surface de ces mers est généralement extrêmement lisse. Cette propriété étonnante s’explique très bien par l’existence d’une fine nappe organique à la surface des mers, formée par les précipitations atmosphériques. L’effet d’amortissement des vagues par un tel dépôt est beaucoup plus fort sur Titan que sur Terre.

La région polaire nord de Titan, les mers d’hydrocarbures apparaissent sombres. Pour les plus grandes, ces étendues liquides ont une taille comparable à celles des Grands Lacs de l’Amérique du Nord. Cette vue a été construite à partir d’images prises par l’instrument VIMS de la sonde Cassini dans des domaines de longueurs d’onde infrarouges pour lesquels la brume de Titan est transparente. © NASA/JPL-Caltech/Univ. Arizona/LPG-Nantes/B. Seignovert

Parmi tous les objets du système solaire, Titan, le plus grand satellite de Saturne, occupe une place bien particulière. Cette lune a de nombreuses caractéristiques qui la rendent unique. Son atmosphère, aussi dense que celle de la Terre, abrite une chimie organique complexe qui provoque une brume épaisse et omniprésente. Celle-ci est composée de particules d’aérosols organiques de taille micrométrique, analogues à ceux produits sur Terre par la pollution. La chimie titanienne, initiée par la photolyse des molécules de diazote et de méthane, principaux composants atmosphériques, produit non seulement ces aérosols mais également de nombreuses autres molécules de toutes tailles.

Dès le début des années 80, après son survol par Voyager 1, la détermination des conditions de pression et de température à la surface de Titan a conduit les chercheurs à imaginer l’existence de mers d’hydrocarbures liquides. Ces dernières, composées principalement de méthane et d’éthane ont été finalement découvertes en 2007. Localisées dans les régions polaires, leur présence a été détectée, à travers l’atmosphère, par le radar de la sonde spatiale Cassini. Ces mers d’hydrocarbures ont des propriétés surprenantes. L’une d’elles est l’aspect particulièrement lisse de leur surface, comme l’ont montré de nombreuses observations radar de Cassini. La plupart des mesures révèlent des « aspérités », qui pourraient être des vaguelettes, avec une amplitude inférieure à quelques millimètres.

Face à cette curiosité, Daniel Cordier et Nathalie Carrasco, chercheurs respectivement aux Groupe de spectrométrie moléculaire et atmosphérique (GSMA, CNRS/Université de Reims) et au Laboratoire "atmosphères, milieux, observations spatiales" (LATMOS, CNRS/Université de Versailles St Quentin/Sorbonne Université), se sont interrogés sur l’interaction des produits de l’atmosphère, notamment les aérosols organiques, et des phases liquides présentes au sol. Dans leur étude, ils identifient trois catégories de matériaux qui peuvent atteindre la surface des mers de Titan : des molécules, des « cryo-neiges » (pouvant être formées de cristaux de cyanure d’hydrogène) et les aérosols.

Certaines expériences en laboratoire ont montré que certains aérosols (ceux plus légers que le méthane) peuvent flotter grâce à la poussée d’Archimède. Ce phénomène n’est pas le seul qui conduit à une flottaison. Les effets de capillarité, exploités par exemple par les « araignées d’eau » (insectes de la famille des gerridae) pour vivre à la surface des étangs, peuvent faire flotter des petits objets plus denses que le liquide porteur. Les deux chercheurs ont montré qu’il y a de bonnes raisons de penser que certains des solides atmosphériques pourraient avoir des propriétés « méthanophobes », et contribuer ainsi à l’établissement d’un dépôt organique à la surface des mers.

On sait depuis l’Antiquité que la mise en place d’une nappe d’hydrocarbures à la surface de l’eau crée un fort amortissement des vagues ; ce phénomène est à l’origine de l’expression populaire « une mer d’huile ». Sur Terre, en raison des matières flottantes produites par l’activité bactériologique et planctonique, un amortissement similaire est à l’œuvre et doit être pris en compte lors des observations radar réalisées par les satellites de télédétections. L’apparition des vagues est un problème de physique en soi et a fait l’objet de nombreuses études, dont certaines prennent en compte l’existence d’une nappe de surface, éventuellement monomoléculaire.

Daniel Cordier et Nathalie Carrasco ont donc appliqué les modèles, développés dans le contexte terrestre, au cas des mers de Titan. Ils ont alors pu montrer que l’effet d’amortissement est bien plus intense sur Titan que sur Terre, toutes choses égales par ailleurs. Les précipitations de matériaux et d’espèces organiques, dérivées de la chimie organique atmosphérique, peuvent donc inhiber, au moins partiellement, la formation des vagues et expliquer la surface étonnamment lisse des mers de Titan.

Ce travail, publié dans Nature Geoscience, est largement transdisciplinaire et s’appuie sur des études publiées dans des domaines aussi divers que la biologie marine, la mécanique des fluides, la télédétection, la chimie, la microphysique, l’océanographie et l’astrophysique. Si elle est sélectionnée par la NASA, la mission Dragonfly pourra apporter plus d’informations sur les matériaux disponibles à la surface de Titan. Plus généralement, ce type de recherche constitue les prémices d’une « exo-océanographie » dont Titan offre les premiers sujets d’étude, mais qui pourrait être enrichie par la découverte d’exo-planètes océan.

Pour en savoir plus

Sur la mission CASSINI/Huygens sur le site de la NASA et de l'ESA
Sur le projet de mission Dragonfly

Sources

Daniel Cordier & Nathalie Carrasco, The floatability of aerosols and wave damping on Titan’s seas Nature Geoscience (2019) doi:10.1038/s41561-019-0344-4

La publication fait également l'objet d'une rubrique "News & Views" dans la même revue.

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