Sastrugi (formes sculptées par le vent, pouvant dépasser 1 mètre de hauteur) en Antarctique. © Joël SAVARINO / IGE / Institut Polaire français / CNRS Photothèque

Étudier les chutes de neige en Antarctique pour mieux prévoir l’évolution du climat

Décryptage Océan Atmosphère

On connaît assez mal la météorologie en Antarctique, alors qu’elle est un élément clé du climat de notre planète. Elle influence, en particulier, la masse de la calotte de glace qui a un impact direct sur le niveau des mers. Pour creuser ce sujet, une équipe de quatre chercheurs, Christophe Genthon1, Alexis Berne2, Valérie Masson-Delmotte3 et Thomas Dubos4, ont monté le projet AWACA (Atmospheric Water Cycle over Antarctica: past, present and future) qui vient d’obtenir un financement ERC Synergy du Conseil européen de la recherche. Prévu pour durer six ans, ce projet interdisciplinaire inédit se concentre sur la branche atmosphérique du cycle de l’eau en Antarctique. Christophe Genthon nous raconte la genèse du projet et ses objectifs.

Dans quel contexte s’inscrit le projet ?

 

L’Antarctique est le seul continent inhabité et la région la plus froide du monde, recouvert à 98 % d’une épaisse couche de glace, ce qui rend les mesures scientifiques très compliquées. Ces deux raisons expliquent pourquoi, jusqu’à présent, nous nous sommes peu intéressés à sa météorologie. Mais dans le contexte actuel du réchauffement climatique, mieux comprendre le cycle de l’eau qui entretient la calotte de l’Antarctique est devenu essentiel, car plus elle fond, plus le niveau des océans s’élève. En effet, si toute l’eau douce contenue dans la calotte devait se retrouver sous forme liquide dans les océans, leur niveau serait environ 60 mètres plus élevé !

 

En quoi consiste le projet ?

 

À l’heure actuelle, on est capable de mesurer la quantité de neige qui s’accumule sur la calotte de glace. Il suffit, par exemple, de planter des bâtons et d’effectuer des relevés réguliers du niveau de la neige. Mais on ne sait pas bien comment la neige se forme dans l’atmosphère ni de quelle façon elle tombe à la surface. C’est pour cela que nous avons monté le projet AWACA (Atmospheric Water Cycle over Antarctica: past, present and future). Un projet ambitieux puisque nous allons installer des caravanes instrumentées et automatisées sur les 1100 km qui séparent la base française Dumont d’Urville sur la côte de la base franco-italienne Concordia sur le haut plateau.

Dans ces caravanes seront embarqués des radars et des lidars pour étudier les nuages, la formation et la chute des flocons de neige. Leur technologie est similaire : le radar envoie des ondes électromagnétiques et le lidar des ondes lumineuses vers des cibles (en l’occurrence des gouttes d’eau, des grains de glace et des flocons de neige), et les caractéristiques du signal de retour permettent de déduire la distance des cibles, leur nombre, ainsi que certaines de leurs propriétés. Analyser la forme des flocons, par exemple, est intéressant puisqu’elle dépend des conditions atmosphériques. Des analyseurs isotopiques seront également présents à bord car les isotopes de l’eau permettent de retracer ses changements de phase (gazeuse, liquide, solide) dans l’atmosphère. L’analyse isotopique servira aussi à revisiter l’interprétation des carottes de glace prélevées au fil des ans par les scientifiques, ces carottes étant de précieuses sources d’information sur les variations climatiques passées. Toutes les données recueillies seront ensuite intégrées dans le tout dernier modèle climatique, développé au Laboratoire de météorologie dynamique (LMD), afin d’affiner les futures projections climatiques.

 

Schéma des différents aspects du projet AWACA. DDU = Dumont D’Urville / DC = Dôme C, site de la base Concordia / WP = Work Package / Les initiales entre parenthèses correspondent aux noms des chercheurs de l’équipe

 

Quelles difficultés anticipez-vous ?

 

Nous voulons dépasser les frontières, tant dans l’espace que dans le temps, en réalisant des mesures loin des bases scientifiques et en toutes saisons, en continu pendant plusieurs années. Cela est totalement inédit et, forcément, ne se fera pas sans défis ! Sur la côte, il y a énormément de vent, avec des pointes à 200 km/h, et plus on rentre dans l’intérieur des terres, plus les températures baissent. L’emplacement de la station Concordia est plongé dans la nuit pendant plusieurs mois de l’année et les températures peuvent atteindre -80°C en hiver. Il nous faut donc des instruments robustes qui peuvent résister au froid, ce qui implique parfois des concessions sur d’autres performances. Pour le défi de l’apport d’énergie, nous avons opté pour un mix énergétique. Des panneaux solaires devraient produire suffisamment d’électricité en été et des éoliennes prendront le relais en hiver. L’avantage du vent est qu’il souffle la neige et empêche ainsi que les panneaux solaires en soient recouverts. Pour l’instant, nous envisageons également d’installer des piles à combustible au méthanol comme solution de secours. Nous avons la chance de bénéficier de l’expertise de l’Institut polaire français Paul-Émile Victor (IPEV) sur ces questions. Une fois les instruments installés, une communication par satellite nous permettra de vérifier leur état. Néanmoins, en cas de problème, nous ne pourrons nous rendre sur place qu’en été car la route est impraticable le reste de l’année.

La base Dumont D’Urville sur la côte © Bruno et Marie Cusa, IPEV

Comment l’idée du projet a-t-elle germé ?

 

J’ai commencé ma carrière dans les années 1990 en tant que modélisateur dans un laboratoire de glaciologie à Grenoble. J’ai rapidement été frustré de manquer de données sur l’Antarctique pour pouvoir vérifier et améliorer nos modèles climatiques. J’ai alors commencé à faire des mesures d’accumulation sur place avec une méthode d’échantillonnage plus ambitieuse : 200 balises (bâtons) installées sur une ligne de 150 km et un relevé annuel. Ce projet a été intégré à l’observatoire Glacioclim de l’INSU, mais il ne permettait toujours pas de faire le lien avec la météorologie. J’ai donc décidé d’installer des stations météorologiques, dont certaines sont encore en place aujourd’hui, pour réaliser des mesures de vent et de température. À l’époque, on ne savait pas encore comment mesurer les précipitations, et encore moins la neige, qui est plus compliquée que la pluie à étudier car elle ne tombe pas tout droit et que les flocons peuvent se soulever de nouveau après avoir atterri. C’est alors que la communauté scientifique a découvert que l’on pouvait observer les précipitations polaires par des satellites équipés de radars. Lorsque j’ai réalisé qu’un tel radar avait déjà survolé les régions polaires, je me suis jeté dessus ! Pour compléter ces premiers résultats et avoir une vision plus globale, il fallait ensuite pouvoir réaliser des mesures au sol, mais comment ? J’ai alors fait la rencontre providentielle d’Alexis Berne, qui mesurait les chutes de neige par radar au sol dans les régions montagneuses. En 2015, nous avons déployé ensemble deux radars à Dumont d’Urville pendant quelques semaines d’été. C’était le démarrage du projet ANR APRES3 (Antarctic Precipitation, Remote Sensing from Surface and Space) qui a duré quatre ans et nous a permis de comprendre un certain nombre de processus atmosphériques. Nous n’allions pas nous arrêter en si bon chemin, et c’est ainsi que nous avons imaginé l’ambitieux projet AWACA, sollicité Valérie Masson-Delmotte et Thomas Dubos pour leur expertise respectivement dans le domaine des isotopes de l’eau et de la modélisation numérique, et monté le dossier pour l’ERC Synergy !

La base Concordia sur le haut plateau © Michel Munoz, IPEV

Quel est votre calendrier ?

 

Le contrat du financement démarre le 1er septembre 2021 et dure six ans. Il va nous falloir deux ans pour tout préparer avant de pouvoir réaliser des mesures pendant les quatre années suivantes. Les mesures pourront donc démarrer en décembre 2023, soit au début de l’été dans l’hémisphère sud. Nous nous rendrons sur place chaque été pour vérifier l’état des instruments, les déneiger si nécessaire et récupérer les données. Une fois le contrat terminé, je pense qu’on aura beaucoup appris, mais qu’il nous restera aussi beaucoup à découvrir. Il nous faudra alors monter un nouveau programme ou demander un label d’observatoire pour garder nos instruments sur le terrain et poursuivre nos séries d’observations uniques.

 

Propos recueillis par Marie Perez

 

1Chercheur CNRS au Laboratoire de météorologie dynamique (CNRS / ENS Paris / École Polytechnique / Sorbonne Université)

2Chercheur de l’EPFL au Laboratoire de télédétection environnementale (EPFL)

3Chercheuse CEA au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (CNRS / UVSQ / CEA)

4Chercheur de l’École Polytechnique au Laboratoire de météorologie dynamique (CNRS / ENS Paris / École Polytechnique / Sorbonne Université)

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Christophe Genthon
LMD