Des bactéries marines digèrent la farine glaciaire
Dans l'Océan austral, des bactéries transforment les particules minérales issues de l'érosion glaciaire en une source de fer biodisponible, révélant un mécanisme jusqu'alors insoupçonné dans le cycle du fer océanique.
L'Océan austral est réputé pour sa carence en fer qui limite le développement du phytoplancton. Mais dans ce grand désert océanique, quelques oasis existent, engendrées par des apports naturels en fer. Quelles sont les sources possibles ? À Kerguelen, une équipe de recherche CNRS Terre & Univers (voir encadré) s'est penchée sur le rôle de l'érosion glaciaire comme source possible de fer pour l'océan.
L'action des glaciers sur le socle rocheux et basaltique de l'île Kerguelen génère des nanoparticules – les colloïdes glaciaires – très riches en fer qui se déversent dans différentes baies autour de l'île pour rejoindre ensuite l'Océan austral (cf. photo). Cette source avait jusqu'à présent été négligée, car essentiellement constituée de formes de fer non assimilables directement par le phytoplancton. Mais c'était sans compter sur d'autres microorganismes : les bactéries marines. Au cours de l'évolution, celles-ci ont élaboré des systèmes complexes et sophistiqués pour s'accaparer le fer. Elles produisent des molécules appelées sidérophores qui extraient le fer des minéraux pour le transporter ensuite dans leur organisme et couvrir leurs besoins physiologiques. Les scientifiques ont donc testé l'hypothèse selon laquelle les bactéries marines pourraient mettre à profit cette capacité pour utiliser les colloïdes glaciaires comme source de fer. Pour cela, ils ont collecté et concentré des colloïdes dans des lacs glaciaires et non glaciaires de Kerguelen, puis ont fourni ce matériel à des communautés de bactéries marines.

Eaux laiteuses chargées en colloïdes glaciaires riches en fer à l'embouchure d'un glacier de l'île Kerguelen. © Julien Boulanger
Les colloïdes glaciaires ont effectivement stimulé la croissance des bactéries par rapport aux échantillons non enrichis. L'ADN des bactéries issu de ces expériences a permis d'analyser la composition des communautés microbiennes mais aussi leurs capacités métaboliques. Les communautés développées en présence de colloïdes glaciaires montrent une surreprésentation de gènes impliqués dans la synthèse et le transport des sidérophores. Toutefois, ces capacités métaboliques ne sont pas réparties de manière homogène au sein de la communauté : seuls quelques taxons sont capables de produire activement ces précieux sidérophores, tandis qu'un nombre beaucoup plus élevé de taxons possèdent uniquement les gènes pour les transporter. En d'autres termes, certains membres de la communauté semblent « tricher », c'est-à-dire profiter des sidérophores synthétisés par d'autres sans produire leur quota. Ces résultats montrent que la farine glaciaire peut être assimilée par les bactéries, mais la question demeure pour le phytoplancton. Les expériences conduites pendant la récente campagne MARGOCEAN et celles qui démarrent dans le projet PIANO devraient y répondre prochainement.
La campagne océanographique MARGOCEAN
Du 12 janvier au 9 mars 2024, la campagne océanographique MARGOCEAN s'est déroulée à bord du navire Marion Dufresne dans l'Océan austral.
MARGOCEAN constitue le volet océanique du projet multidisciplinaire MARGO, qui étudie le continuum glacier-océan dans l'archipel des Kerguelen. L'objectif : comprendre le devenir de la matière d'origine glaciaire (MGO) en milieu marin, avec un accent particulier sur le fer, le silicium et le carbone.
Le fer limite la pompe biologique dans l'Océan austral, avec des conséquences majeures sur le climat. Pourtant, les apports de fer d'origine glaciaire restent peu étudiés comparés aux autres sources. La campagne a permis d'étudier la dispersion et la transformation de cette matière, sa spéciation chimique, son transport des zones côtières vers l'océan ouvert, ainsi que sa biodisponibilité pour les micro-organismes marins autotrophes et hétérotrophes.
Cette approche multidisciplinaire unique (glaciologie, physique, géochimie, microbiologie) combine acquisitions de données sur terre et en mer, modélisation de la fonte des glaces et modèle de transport lagrangien dans l'océan.
Laboratoires CNRS impliqués
Laboratoire d'Océanographie Microbienne (LOMIC)
Observatoire océanologique de Banyuls
Tutelles : CNRS / Sorbonne Université
En savoir plus
Rhea Thoppil, Stéphane Blain, Rui Zhang, Audrey Guéneuguès, Olivier Crispi, Philippe Catala, Barbara Marie, Ingrid Obernosterer. Response of marine microbes to iron contained in colloids of glacial origin: a Kerguelen Island case study. ISME communications, 2025. https://doi.org/10.1093/ismeco/ycaf093