Entre géosciences et biologie : des observatoires dans les zones hydrothermales sous-marines

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Au fond des océans, loin de la lumière du soleil, se cache un univers insoupçonné où la vie foisonne. Entre la chaleur du magma des dorsales océaniques et la froideur de l’eau de mer profonde, se développent des écosystèmes complexes autour de zones géologiques, sujets de nombreuses recherches :  les zones hydrothermales. Des campagnes d’études et des réseaux d’observation sont déployés autour de ces lieux remarquables pour en comprendre l'origine et la dynamique. Regroupant des équipes scientifiques pluridisciplinaires issues de laboratoires du CNRS, de l’IPGP, des laboratoires GET (Université de Toulouse), MIO (Université de Marseille), LOPS (Université de Brest), LIENSs (Université de La Rochelle) et de l’Ifremer, l'observatoire EMSO-Açores, une composante de l'infrastructure de recherche Emso-France centrée autour de ces questions et enjeux scientifiques, fête ses 10 ans. Mathilde Cannat, chercheuse en géosciences marines, à l’Institut de Physique du Globe de Paris, nous guide à travers ces milieux profonds.

Qu’est-ce qu’une zone hydrothermale et comment la vie s’y est-elle implantée ?

 

Les planchers rocheux des fonds marins ne sont pas figés. Certaines parties des abysses sont jeunes et résultent de l’émission récente de magma au niveau des dorsales océaniques, véritables chaînes de montagnes volcaniques sous-marines. Le fluide hydrothermal, issu de la rencontre entre l’eau de mer et les roches chaudes, est émis et forme des cheminées sous-marines. Chaudes, acides et anoxiques, chargées en sulfures polymétalliques, ces émissions jouent un rôle clé, par exemple, dans la teneur en fer des océans.

Les zones hydrothermales sont le point d’ancrage d’un écosystème très particulier, qui y trouve à la fois un habitat et une source d'énergie. La vie se concentre autour des cheminées actives où des micro-organismes, briques élémentaires de la chaîne trophique1, sont nourris par les fluides émis. Sans lumière, ces derniers vont utiliser une énergie chimique, non pas par photosynthèse, mais par chimiosynthèse microbienne, pour produire de la matière organique. Cette matière organique sera ensuite consommée par les animaux qui colonisent ces zones à forte productivité. 

 

Comment a-t-on découvert et étudié ces écosystèmes particuliers ?

 

La découverte, puis l’exploration de ces milieux singuliers débutent dans les années 1970 et vont changer radicalement la vision que les scientifiques ont des écosystèmes marins profonds. Les campagnes océanographiques ont apporté leur lot de réponses, mais aussi de questionnements nouveaux, à travers la vision partielle qu’elles ont pu donner de ces milieux.

Fumeurs noirs, sortes de geysers sous-marins localisés sur les dorsales sismiques. Ces eaux contiennent des substances minérales dissoutes et des particules noires de sulfure de fer leur donnant cet aspect caractéristique. © Jean Louis CHEMINEE/CNRS Photothèque

Comment étudie-t-on aujourd’hui ces zones hydrothermales ?

 

Pour dépasser cette vision incomplète, la communauté scientifique internationale a développé, dans les années 2000, les premiers observatoires de fond de mer. L’innovation de ces installations réside dans le fait qu’elles déploient in situ des instruments de mesure, au plus près des sujets et des milieux analysés. Les processus étudiés évoluent sur des échelles de temps qui ne peuvent être appréhendées lors d’une seule campagne océanographique et doivent être suivis en continu, ce qui justifie un observatoire pérenne, mais en constante évolution. 

Ainsi, l’infrastructure de recherche Emso-France assure le regroupement des initiatives françaises sur les observatoires sous-marins du programme européen EMSO (European Multidisciplinary Seafloor and water column Observatory). Implantée au large de l’archipel des Açores, à 200 miles nautiques de l’île Faial, l'installation régionale autonome Emso-Açores est située au sommet d'un volcan sous-marin actif qui abrite l'un des sites hydrothermaux les plus actifs de la dorsale médio-atlantique. Ancrés à 1700m de profondeur, les instruments assurent l’acquisition en continu de nombreux paramètres géophysiques, géochimiques et biologiques, du substratum rocheux jusqu’en haut de la colonne d’eau, et à la surface (avec une bouée de transmission équipée d’une centrale météorologique). Un milieu d’étude aussi hostile nécessite de relever de nombreux défis technologiques.

 

Quels sont ces défis technologiques auxquels l’observatoire EMSO-Açores doit faire face ?

 

L’instrumentation diversifiée mise en place est par certains aspects plus complexe qu’une instrumentation spatiale, car elle est contrainte par les hautes pressions, la corrosion, les difficultés d’alimentation en énergie, ou encore la nécessité d’innover dans les méthodes de transmission des données. Chaque année, la campagne de maintenance MoMARSAT est réalisée pour assurer l'étalonnage et le remplacement des capteurs, la récupération des jeux de données complets, les mises à jour et la maintenance des instruments.

Cet observatoire, un prototype du genre, et cette démarche pragmatique permettent l’étude de la variabilité temporelle du champ hydrothermal nommé « Lucky Strike », en se focalisant sur l'un des édifices hydrothermaux les plus actifs de ce champ, répondant au nom de « Tour Eiffel ».

Moules et tapis bactérien, sur le site de la zone Lucky Strike, un des plus grands champs hydrothermaux connus à ce jour, le long de la dorsale medio-atlantique. © IFREMER/IPGP/CNRS Photothèque

Quelles découvertes a permises Emso-Açores depuis son implantation ?

 

Depuis 10 ans, les données collectées ont mis en lumière des résultats pluridisciplinaires et transdisciplinaires décisifs. Le suivi de la sismicité locale a permis de mieux comprendre la géométrie des circulations de fluides dans le substratum, jusqu'à plus de 3 km de profondeur, à proximité de la chambre magmatique du volcan. Le suivi, par des sondes de pression au sommet et à la base du volcan, a permis de repérer des épisodes de gonflement et de déflation, typiques de l'activité magmatique des volcans actifs terrestres mais jusqu'ici jamais décrits sur un volcan de la dorsale Atlantique. Les études des températures des fluides chauds émis par les fumeurs, ont montré que l'activité du système hydrothermal est restée stable au cours des 10 années d'observation, avec des variations induites par les marées, qui  ont fourni des contraintes sur la perméabilité du substratum. Le suivi géochimique annuel des fluides permet de quantifier les flux chimiques associés à l'activité hydrothermale, et de décrire l'impact de l'activité tectonique, sismique et magmatique de la dorsale sur la composition des fluides hydrothermaux.

Les mesures physiques effectuées dans la colonne d’eau ont mis en évidence le rôle associé des courants de marée et des tourbillons, pour certains générés par le flux de chaleur hydrothermal, sur la circulation océanique dans l'océan profond. Des expériences de colonisation in situ sur le fond ont également mis en évidence l'influence du contexte hydrothermal sur l'implication des micro-organismes dans l'altération des roches océaniques et du verre volcanique.

La reconstruction photographique en 3D de l'édifice actif « Tour Eiffel » est la base du travail de suivi écologique à petite échelle de ce site. Plusieurs dizaines de capteurs physiques, chimiques, ainsi qu'une caméra vidéo ont permis de montrer le rôle combiné de la topographie, de la localisation des fumeurs noirs2, et des courants profonds sur la distribution de la faune. Une découverte importante a été la mise en évidence, chez les moules de Tour Eiffel, de rythmes biologiques associés à la marée. On a longtemps pensé que les environnements marins profonds, où la lumière est absente en dessous de 1000 m, étaient « arythmiques ». Les recherches effectuées sur l'observatoire EMSO-Açores ont donc montré que ça n'est pas le cas.

 

Et demain ?

 

Dans un contexte où la pression sur les ressources pousse de nombreux pays à envisager une exploitation de celles des grands fonds marins, il est essentiel d'approfondir notre connaissance des écosystèmes associés : mieux connaître pour mieux protéger, aider à définir les paramètres pertinents pour évaluer l'impact des activités humaines dans les grands fonds, développer des méthodologies, et les technologies adaptées au suivi d'aires marines protégées. Nombreuses sont les innovations technologiques, issues de la créativité des chercheurs et des ingénieurs associés à EMSO, qui trouvent ainsi leur place dans le monde industriel. Ce sont les enjeux du suivi scientifique multidisciplinaire qui va se poursuivre sur le site EMSO-Açores dans les années à venir.

Pour informer et sensibiliser le grand public sur ces écosystèmes méconnus, plusieurs initiatives de médiation scientifique et de science participative ont été mises en place, comme le projet « Espion des grands fonds » qui permet le comptage des animaux passant devant l’objectif de la caméra braquée sur un secteur du site Tour Eiffel, ou l’importation du modèle 3D de Lucky Strike dans un environnement virtuel. Ce dernier propose une expérience d’immersion unique, à 1700m de profondeur, via un casque de réalité virtuelle, à la découverte d’un univers captivant.

 

1 Chaine alimentaire

2 Cheminées faisant partie du système hydrothermal, qui émettent des panaches de fluide, à plus de 350°C et chargés de minuscules particules métalliques.

 

Propos recueillis par Aurore Delahayes

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Mathilde Cannat
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