Vertigineux sommet constitué de couches verticalisées de calcaire des Annapurnas (centre Népal) avec au premier plan la masse grise et compacte des brèches sédimentaires produites par l'effondrement géant de l'Annapurna IV il y a 830 ans.© L. Bollinger

Érosion et effondrement de très hauts sommets himalayens

Décryptage Terre Solide

Bien que nous paraissant immuables, les hauts sommets montagneux sont, à l'échelle des temps géologiques, éphémères : leur forme et leur altitude évoluent constamment en réponse aux actions opposées du soulèvement tectonique et de l'érosion. Il y a 830 ans, le Népal a été témoin de la disparition de son quinzième sommet qui culminait à 8 000 mètres d’altitude (Annapurnas IV). Cette disparition soudaine démontre qu’un nouvel effondrement est possible à tout moment. De tels évènements sont rares mais peuvent avoir un impact considérable sur les vallées à travers l’exportation d’énormes quantités de sédiments par les rivières et ce, pendant des centaines d’années.

Décryptage de ce phénomène avec Jérôme Lavé, chercheur CNRS au Centre de recherches pétrographiques et géochimiques (CRPG).

Pourquoi le Népal est-il une zone d’étude intéressante ?

(J.L) L’Himalaya est la chaîne de montagnes la plus emblématique à l’échelle du globe, formé à la faveur de la collision Inde-Eurasie. C’est un objet d’étude intéressant car c’est une zone dite active1  avec une activité tectonique importante mais aussi des phénomènes de mousson chaque été qui se traduisent par un fort processus érosif. Si l’on cherche à comprendre comment évolue cette chaine de montagnes, et en particulier son relief, il faut prendre en compte ces deux actions antagonistes : le soulèvement tectonique et l’érosion. Notre étude s’inscrit dans la continuité de 25 années de travail dans l’Himalaya dédiées principalement à ces questions de la construction et de l’évolution de la topographie des chaines de montagne.  

L’aspect tectonique se traduit par une question : « qu’est-ce qui épaissit et construit les chaines de montagnes ? ». L’épaississement de la croûte terrestre dans ces régions est une conséquence directe de la convergence entre l’Inde et le Tibet : elle conduit à la fois au soulèvement du plateau tibétain et à la construction de la chaîne Himalayenne. Au niveau de l’Himalaya, ce sont de grandes failles chevauchantes qui vont accommoder cette convergence et induire la construction et le soulèvement de la chaîne.

Concernant l’érosion des chaînes de montagnes, en dehors des zones englacées, les glissements de terrain sont communément considérés comme en étant le principal processus érosif. Les rivières s’incisent dans la topographie et accroissent ainsi la hauteur et la raideur des versants qui les dominent. Cet accroissement de la hauteur perdure jusqu’à ce que le versant devienne mécaniquement instable et qu’il s’effondre (en moyenne l’angle dit de « stabilité mécanique » des versants se situe vers 35-40°). Il existe différents types d’instabilités de versant qui vont de la chute de blocs jusqu’à de très grands glissements de terrain impliquant l’ensemble du versant.

En Himalaya, des études récentes indiquent qu’à haute altitude, le long des versants et crêtes gelés en permanence, les glissements de terrain ou les chutes de blocs sont plus rares qu’aux altitudes inférieures, et les vitesses d’érosion nettement plus faibles. Cela induit un contraste d’érosion entre vallées et sommets englacés des montagnes, qui pourrait en théorie conduire à un accroissement sans fin du relief et de l’altitude des sommets. Néanmoins, la réalité nous indique que cet accroissement est limité : force est d’imaginer un mécanisme d’érosion efficace à ces hautes altitudes. C’est ce processus que nous explorons dans notre étude conduite dans le massif des Annapurnas (centre du Népal).

  • 1Il y a des changements de relief continuel dans cette zone
Carte de l'Himalaya © J.Lavé

Comment l’étude a-t-elle été réalisée ?     

(J.L) En Himalaya, de nombreuses recherches passées se sont concentrées sur les vitesses moyennes d’érosion de la chaîne et sur l’évolution de l’érosion depuis plusieurs millions d’années. En dépit de ces nombreuses études, on ne sait pourtant pas réellement comment et à quelle vitesse les très hauts sommets de la chaîne s'érodent. Nous avons eu l’opportunité un peu par hasard d’apporter un élément de réponse à cette question. Dans le cadre d’une étude s’intéressant à l’évolution de l’érosion himalayenne lors de la transition entre la période glaciaire et interglaciaire, nous avons réalisé des forages dans la plaine du Gange afin de regarder l’évolution de la signature isotopique et géochimique des sédiments issus de la chaîne.

Vertigineux sommet constitué de couches verticalisées de calcaire des Annapurnas (centre Népal) avec au premier plan la masse grise et compacte des brèches sédimentaires produites par l'effondrement géant de l'Annapurna IV il y a 830 ans.© L. Bollinger

Un des forages présentait en sa partie supérieure une concentration en calcaire anormalement élevée par rapport au reste de la série (cf. image). Or, on sait que ce type de signature lithologique n’est présent que dans la partie ouest du bassin de la Narayani (centre de l’Himalaya du Népal), dans les massifs du Dhaulagiri et des Annapurnas. Nous avons donc pensé à une forte activité érosive dans ces massifs, possiblement en lien avec un glissement de terrain géant. Après avoir exploré sur images satellite ces différents massifs, nous avons identifié entre l’Annapurna III et Annapurna IV (cirque glaciaire de Sabche) des formations et objets géomorphologiques inhabituels. La zone n’avait pas été étudiée en détail par les géologues auparavant, à cause des difficultés d’accès. Ils n’avaient pu observer ces formations que de loin, depuis la vallée de Pokhara, et les attribuaient à des dépôts glaciaires.

Après une cartographie de la zone en images satellite, nous avons mené une reconnaissance en ULM, avant d’effectuer un vol en hélicoptère pour réaliser une observation directe et un échantillonnage de ces formations. Celles-ci se sont avérées être des brèches liées à un dépôt massif de glissement de terrain. Par la suite, nous avons effectué deux missions complémentaires d’échantillonnages au niveau de la vallée de la Seti, qui descend du cirque de Sabche, ainsi que dans le bassin de Pokhara plus en aval. De retour de mission, les échantillons ont été envoyés et analysés dans différents laboratoires1 , afin d’y réaliser des  analyses géochimiques, isotopiques et cosmogéniques2  pour dater les échantillons et identifier leur nature lithologique.

  • 1Cerege, Isterre, LMC14, CRPG
  • 2Datation de la durée d’exposition d’une roche à la surface terrestre, basée sur les isotopes produits dans les roches par le « bombardement » des rayonnements cosmiques.

Qu’est-ce que l’étude apporte dans la compréhension des forçages tectoniques et érosifs sur la chaîne de montagnes ?

(J.L) A l’échelle des temps géologiques, une chaîne de montagne change en permanence en réponse à l’épaississement (forçage tectonique) et à l’érosion. Au cours de son évolution, elle va initialement croître. Mais plus la topographie est élevée, plus les pentes vont être raides et plus l’érosion va être efficace. Le système montagneux va progressivement tendre vers un état d’équilibre. Quand l’érosion et le forçage tectonique sont égaux, l’altitude moyenne de la topographie va être à peu près constante et on parle alors d’état stationnaire.

Néanmoins, au-delà d’une certaine altitude (> 6 000 m), la vitesse d’érosion des falaises par des chutes de blocs ou de petits glissements de terrain semble décroitre fortement car les rochers y sont en quelque sorte scellés par la présence de glace interstitielle. Si l’érosion est très faible, plus rien ne vient contrebalancer le soulèvement tectonique. Pour maintenir un équilibre avec le forçage tectonique, à partir de l’exemple de l’effondrement de l’Annapurna IV décrit dans l’étude, nous envisageons le rôle prépondérant d’instabilités gravitaires gigantesques. Ces glissements de terrain géants seraient suffisamment rares pour ne pas être observés à l’échelle de quelques décennies ou centaines d’années mais suffisamment volumineux pour dénuder efficacement la topographie sur le long terme. Dans le cas de l’Annapurna IV, on peut estimer qu’un glissement géant tel que celui qui a eu lieu il y a 830 ans, va se reproduire tous les 300 000 ans environ.

Cette étude a permis d’identifier et de dater les dépôts d’un effondrement rocheux géant qui s'est produit il y a environ 830 ans dans le massif des Annapurnas, impliquant un volume colossal de roches d'environ 23 km3. En estimant la stabilité moyenne des versants de la région, nous avons pu reconstruire la géométrie probable du haut sommet s’étant effondré, et qui culminait à plus de 8000 m d'altitude. Cet effondrement, ainsi que d’autres dans la région1 , suggère que les hauts sommets himalayens s’érodent très épisodiquement lors de mégaglissements rocheux : la lente augmentation (2-3 mm/an) de leur altitude par les forces tectoniques est ainsi brutalement annihilée par la réduction de plusieurs centaines de mètres de cette altitude. Ces effondrements géants génèrent de surcroît d’énormes quantités de sédiments aisément transportables par les rivières, et qui peuvent avoir des conséquences dramatiques sur les populations vivant en aval.

  • 1Sur ces 50 000 dernières années au moins 10 très gros (volume > 1km3) glissements de terrain ont eu lieu au Népal.
Image donnant une idée du volume total de débris (~27 km3) produit par le mégaglissement de terrain de l’Annapurna IV. © Copernicus / Lavé

Quelles sont les causes de l’effondrement de l’Annapurna IV? Quels risques un tel évènement catastrophique entraîne-t-il?

(J.L) Nous n’avons pas pu établir de cause directe pour l’effondrement de l’Annapurna IV. Il aurait pu être déclenché par un tremblement de terre, mais son âge ne correspond pas aux grands séismes documentés à cette période au Népal – faute d’archives paléo-sismiques exhaustives pour cette période –, on ne peut néanmoins écarter ce mécanisme. Indépendamment, l’effondrement pourrait être lié au réchauffement climatique pendant la période de l’optimum climatique médiéval1  avec la fonte des glaciers et du pergélisol en altitude qui aurait déstabilisé les versants des montagnes. Si ce mécanisme a joué, alors se pose bien sûr la question de l’impact du réchauffement climatique en cours sur la stabilité des sommets himalayens actuels.

On peut observer dans les Alpes, notamment dans le massif du Mont blanc, une augmentation des chutes de blocs et des glissements rocheux depuis deux décennies liée à la fonte du pergélisol en altitude. Sans assister pour autant à des mégaglissements, c’est le sommet sud du Fluchthorn (3300m - Tyrol autrichien) qui, en juin dernier, s’est retrouvé amputé de son sommet d’une vingtaine de mètres par un grand glissement rocheux.  Dans la chaîne himalayenne, comme ailleurs, les études récentes documentent un recul et une diminution de la masse des glaciers. En parallèle, le pergélisol subit probablement une forte dégradation. Actuellement, il est néanmoins difficile de prédire les conséquences exactes. Est-ce que la dégradation du pergélisol et la perte de cohésion du substrat rocheux en altitude, associée à la fonte des glaciers en pied de falaise, va générer de grands glissements de terrain, ou, à l’inverse, favoriser l’érosion et la chute de petits blocs qui retarderont l’occurrence de ces mégaglissements ? Ou les deux phénomènes augmenteront ils de manière concomitante ? Dans tous les cas, le changement climatique aura un impact important sur l’érosion des sommets himalayens et montagneux plus généralement.

Pour évaluer les dégâts d’un potentiel futur mégaglissement de terrains, il faut prendre en compte trois paramètres : la pente moyenne, le dénivelé (ou hauteur de chute) et la quantité d’eau incorporée. Lors de glissements de terrain avec une proportion importante d’eau (une moitié de volume d’eau ou plus), on obtient un écoulement assez fluide qui va dévaler la vallée sur des dizaines de kilomètres. C’est ce qu’on appelle, une lave torrentielle, comme celle qui s’est produite en 1970 au Pérou suite à un effondrement de glace et de roche dans le flanc ouest du Huascaran (plus haut sommet du Pérou) et qui a totalement submergé la ville de Yungay tuant 20 000 personnes environ.

Au contraire, pour l’exemple du mégaglissement de l’étude, il y avait 23 km3 de roche et 0,5-1 km3 de glace disponible, c’est-à-dire une quantité d’eau marginale. L’écoulement gravitaire a donné lieu à une avalanche granulaire rocheuse « sèche ». Le gros de la masse de l’écoulement gravitaire est resté dans la zone de Sabche, en raison de la topographie fermée du cirque. De ce volume de roches fragmentées, seuls 3km3 ont dévalé la vallée jusqu’au bassin de Pokhara (aujourd’hui deuxième grande ville du Népal), et environ 80% des débris sont restés en altitude dans le cirque, il y a 830 ans.

Ces débris et sédiments finement broyés, et stockés en altitude, ont été ensuite rapidement évacués à chaque mousson par la rivière Seti vers la vallée plus en aval conduisant à une accumulation accélérée dans le bassin de Pokhara (1m/an de sédiments). Si un glissement de ce genre se produisait aujourd’hui, cela provoquerait par conséquent des dégâts majeurs. Après une avalanche granulaire sèche, suivie potentiellement d’une ou de plusieurs laves torrentielles par incorporation d’eau aux sédiments plus en aval, il y aurait au cours du siècle suivant une sédimentation rapide qui impliquerait que toutes les infrastructures de la vallée soient enfouies et rayée de la carte. Néanmoins, une catastrophe à court terme peut prendre le visage d’un bienfait à plus long terme : l’amas de sédiments dans la vallée de Pokhara a modelé une grande surface plane de près de 100 km2. Cela a permis, dans une zone montagneuse, de disposer d’une vaste zone pour y développer l’agriculture puis y construire une grande ville.

Propos retranscrits par Julie Amblard. 

  • 1Période anormalement chaude dans l’hémisphère nord entre 900 et 1200 AD.
© J.Lavé

Légende

Vue sur la vallée de la Seti, la partie nord du bassin de Pokhara et sur les vastes terrasses alluviales construites par la sédimentation rapide des débris le long de la vallée de la Seti, et en arrière-plan sur la barrière des Annapurna (de gauche à droite : Machapuchare, Annapurna III, Annapurna IV et Annapurna II), et le vide laissé entre les sommets de l'Annapurna III et de l'Annapurna IV par l'effondrement du paléo-Annapurna IV.

Laboratoire CNRS impliqué

Centre de recherches pétrographiques et géochimiques (CRGP – OTELo)

Tutelles : CNRS / Université de Lorraine

Pour en savoir plus

Contact

Jérôme Lavé
Chercheur CNRS au Centre de recherches pétrographiques et géochimiques (CRPG)