Séismes en Turquie et en Syrie : que s’est-il passé ?

Décryptage Terre Solide

Le 6 février 2023, deux séismes dévastateurs ont frappé la Turquie et la Syrie. Avec plus de 50 000 victimes et des milliers de bâtiments détruits, ces tremblements de terre comptent parmi les plus meurtriers du XXIe siècle. Le risque, bien connu des scientifiques, était pourtant sous-estimé. Que savons-nous de la région ? Que s’est-il passé sous terre ? Comment expliquer l’ampleur des dégâts ? À quoi peut-on s’attendre à l’avenir ?

On fait le point avec Blandine Gardonio1 , Bertrand Delouis2 , Cécile Cornou3 , Yann Klinger4 , Soraya Boudia5  et Philippe Vernant6 .

  • 1Chercheuse CNRS au Laboratoire de Géologie de Lyon : Terre, Planètes, Environnement (LGLTPE -OSUL) Tutelles : CNRS / ENS Lyon / Univ. Claude Bernard
  • 2Enseignant-chercheur de l’Université de la Côte d’Azur au Laboratoire Géoazur (Géoazur-OCA) Tutelles : CNRS / IRD / OCA
  • 3Chercheuse IRD à l’Institut des sciences de la Terre (ISTerre- OSUG) Tutelles : CNRS / IRD / UGA / Univ. Savoie Mont-Blanc
  • 4 Chercheur CNRS à l’Institut de physique du globe de Paris (IPGP) Tutelles : CNRS / IPGP
  • 5Enseignante-chercheuse de l’Université Paris-Cité au Centre de recherche médecine, sciences, santé, santé mentale, société 3 (CERMES 3) Tutelles : CNRS / INSERM / Univ. Paris Cité
  • 6Enseignant-chercheur de l’Université de Montpellier au Laboratoire géosciences Montpellier Tutelles : CNRS, Univ. Montpellier

Dans la nuit du 5 au 6 février 2023, un séisme de magnitude 7,8 sur l’échelle de Richter a frappé la Turquie et la Syrie à 4h17 (heure locale). Ce dernier, dont l’épicentre1  est situé près de Gaziantep au sud-est de la Turquie, a été suivi d’un second d’une magnitude 7,5 à 13h24 locale dont l’épicentre se trouvait à proximité d’Ekinözü. Des centaines de répliques ont également été ressenties dans les jours qui suivirent, dont certaines jusqu’au Liban et Chypre. Le bilan matériel et humain fait de cette catastrophe sismique l’une des plus meurtrières du XXIe siècle, avec environ 44 400 victimes en Turquie et au moins 5 950 en Syrie2 . Tandis qu’au moins 173 000 bâtiments ont été gravement endommagés ou totalement détruits.

  • 1Point ou zone de la surface terrestre constituant le foyer d'un séisme. Il correspond donc au point en surface où l'intensité perçue d'un tremblement de terre est la plus importante (magnitude maximale)
  • 2Source : le monde, à la date du 28/02/2023

La Turquie, une zone au risque sismique bien connu

La Turquie, correspondant en majeur partie à la plaque anatolienne, est située entre trois plaques tectoniques : la plaque eurasienne, la plaque africaine, et la plaque arabique. Elle est délimitée à l’est par la faille1  principale Est-anatolienne (EAF) et au nord par la faille principale Nord Anatolienne (NAF) qui a rompu sur plus de 900 km par une série de séismes en cascade d’est en ouest entre 1939 et 1999.

  • 1En géologie, une faille est une structure tectonique (un plan ou une zone de rupture) le long de laquelle deux blocs rocheux se déplacent l’un par rapport à l’autre, sous la force exercée par le déplacement des plaques tectoniques.
Figure A - Carte de la plaque anatolienne, l’étoile bleu représente l’épicentre du séisme principal du 6 février 2023.©Armijo et al., 1999

La NAF est bien connue pour son activité tectonique, avec une vitesse de déplacement d’environ 2,4 cm par an. L'activité sismique historique dans la région est plus ou moins bien documentée de l’antiquité aux temps modernes. Grâce aux documents laissés par nos ancêtres, nous savons que la région a connu des groupes de séismes entre 700 et 500 ans avant J.C, puis entre 1000 et 1200 ans après JC. Depuis, la région a connu de nombreux tremblements de terre, parmi les plus dévastateurs, on compte en Turquie celui d’Erzincan (M 7,9) en 1939 ou celui d’Izmit (M 7,6) en 1999. Les avancées instrumentales des dernières décennies ont permis une compréhension plus fine de la sismicité de la région. Les dernières cartes d’aléa sismique annonçaient déjà la possibilité d’un fort séisme dans la région de Gaziantep. Selon des estimations, les ruptures en cascade le long de la NAF au XXe siècle, et les séismes historiques plus anciens connus au niveau de la mer de Marmara, laissent présager un prochain séisme autour d’une magnitude 7 dans la région d’Istanbul (cercle bleu sur la figure B). 

Figure B- Historique des séismes (rupture de la faille) depuis 1894, le cercle bleu représente la portion de la faille qui n’a pas rompu. © pondard et al, 2007

En plus du fort aléa sismique1  de la région, le risque sismique2 , c’est-à-dire, les conséquences économiques et humaines induites par un tremblement de terre, est lui aussi très élevé. C’est ce que montrent les cartes d’aléa et de risques sismiques probabilistes issues du dernier modèle ESHM20 (la région de la Turquie est en violet et en rouge sur la figure C).

  • 1L'aléa sismique probabiliste décrit en chaque site l’amplitude des vibrations du sol ayant une certaine probabilité d’être dépassée dans le futur. Son calcul est basé sur la connaissance des tremblements de terre passés ; la géologie, la tectonique et la géodésie et la propagation des ondes sismiques.
  • 2La carte de risque représente une estimation des conséquences économiques et humaines probables auxquelles on peut s’attendre du fait des séismes, dans les différentes régions européennes. Celui-ci est déterminé par l’aléa sismiques, les conditions locales des sols, l’exposition (densité et répartition des bâtiments et des populations) et la vulnérabilité (état des bâtiments, etc.).
Figure C - Cartes d’aléa et de risque sismiques en Europe et en Eurasie© Danciu et al. (2021) et Crowley et al, 2021

Retour sur les séismes du 6 février 2023

Figure D - Localisation des deux séismes du 6 février 2023. Les cercles rouges représentent les deux épicentres. Les cercles pleins noirs plus petits sont les répliques, à deux dates différentes (avant M 7.5 à gauche, après second à droite).© emsc-csem
Figure E - Vue 3D de la faille en profondeur et des tronçons qui ont rompu© Jeyu Jin, IGPP Scripps, USA / Légendes modifiées par Léa Lahmar, CNRS

Bien que les cartes d’aléa sismique anticipaient des mouvements du sol extrêmement forts en cas de séisme de grande magnitude, la succession de deux séismes de très forte magnitude a surpris.

Un autre élément, moins important pour les conséquences du séisme, mais intéressant scientifiquement, est que la rupture ne s’est pas initiée sur la faille principale (EAF) mais sur une faille secondaire (cf. figure E). La rupture de celle-ci s’est ensuite transmise et propagée à la faille principale (EAF), la rompant sur un total de 300 km, en partie vers le sud-ouest  (côté gauche figure E) et en partie vers le nord-est (côté droit figure E). L’ensemble de rupture sur les différents tronçons de faille s’est produite entre la surface et 20 km de profondeur, et le mouvement de bloc le long de la faille a pu atteindre localement 8 à 9 mètres (Figure E). La longueur de rupture, l’ampleur du mouvement sur la faille, et la profondeur plutôt superficielle de la rupture expliquent en grande partie les intensités ressenties et l’ampleur des dégâts associés. Cependant, des questions se posent toujours : pourquoi la rupture ne s’est-elle pas arrêtée en bout de faille secondaire comme on aurait pu l’imaginer ? Pourquoi s’est-elle transmise à la faille principale ? Comment expliquer qu’un second choc de magnitude 7,5 se soit produit seulement 9 heures après ?

La partie de la croûte terrestre qui a rompu est déjà connue pour accumuler de fortes contraintes depuis plusieurs centaines d’années, du fait des mouvements continuels de la tectonique des plaques à grande échelle. En d’autres termes, les plaques tectoniques se déplacent de manière plutôt stable dans la croûte terrestre et se déforment élastiquement. Leurs mouvements, créés par les forces de contraintes et de déformation, s’accumulent au cours du temps jusqu’à un point de rupture (ou seuil de contrainte) à partir duquel la faille se fracture puis les ondes sismiques se propagent. Lors d’un séisme, les contraintes accumulées se relâchent puis déforment et « cassent » la faille. Ensuite, un nouveau cycle de chargement recommence qui mènera à l’occurrence d’un nouveau séisme dans le futur.

Figure F – Représentation schématique de la rupture d’une faille

Les scientifiques supposent que la faille Est-Anatolienne (EAF) dans ce secteur avait accumulé beaucoup de contraintes et était proche de rompre. La rupture de la faille secondaire aurait apporté l’incrément de contrainte nécessaire pour faire basculer l’EAF vers une rupture de grande ampleur. Il aurait donc suffi d’une petite rupture sur la faille secondaire pour déstabiliser tout le système. Ce principe de contraintes accumulée et de déclenchement par une rupture voisine expliquerait également le deuxième choc de magnitude 7,5 (cf. figure E). Le premier séisme aurait pu modifier l’environnement où il se situe, et par extension, l’état de contrainte des failles à proximité. C’est le même principe que lorsqu’on appuie au centre d’une éponge gorgée d’eau : l’eau se décale sur les côtés, car la force (donc la contrainte) exercée au centre décale le liquide sur les bords. Cette comparaison permet de comprendre comment le premier séisme aurait pu « charger » encore plus en contraintes la faille voisine et ainsi modifier son état jusqu’à sa rupture pour déclencher un second séisme. La magnitude de ce dernier pourrait s’expliquer par la force libérée lors du premier. En effet, un séisme de magnitude 7,5 (M 7,5) libère trente fois plus d’énergie qu’un séisme de 6,5. En ce sens, plus la magnitude d’un séisme est élevée, plus l’énergie qu’il libère risque d’être assez élevée pour déclencher des répliques, voire, comme c’est le cas ici, un deuxième choc presque aussi fort.

Des dégâts d’une ampleur inattendue

Avec un bilan humain catastrophique et des centaines de milliers de bâtiments endommagés, la catastrophe de février 2023 a mis en évidence la vulnérabilité des infrastructures et des bâtiments de la région. Beaucoup d’entre eux se sont avérés ne pas être conformes aux normes parasismiques, y compris une partie de ceux construits après la mise à jour des normes de construction turques en 2005, ou non suffisamment dimensionnés pour prendre en compte la qualité parfois médiocre des sols. Inquiets que des leçons ne soient pas tirées du séisme dévastateur de 1999, des architectes turques avaient dénoncé cette situation avant le séisme. Cette situation pose le problème des politiques de prévention dans des zones à risques comme la Turquie et la Syrie. Elle démontre à nouveau que les catastrophes sont à la fois naturelles et sociales, dépendant de la capacité d’une société à faire face à des aléas naturels.

Cette catastrophe est aussi révélatrice des difficultés à prendre en compte les alertes et les recommandations des experts nationaux et internationaux, ainsi qu’à maîtriser l’urbanisme dans un contexte de densification rapide ou dans une situation de guerre pour la Syrie. En raison de l’ampleur des dégâts, la mobilisation des équipes internationales, des habitants en plus des autorités locales a été nécessaire pour gérer l’urgence. Les conditions de logement temporaire, les déplacements de certaines populations et la gestion des déchets soulignent les efforts importants qui sont encore nécessaires pour que la population reprenne une vie plus normalisée.

La recherche au service des équipes d’intervention

La chercheuse Blandine Gardonio (LGL-TPE) est intervenue auprès des équipes de Secouristes sans frontières (SSF) et du Groupe d’intervention protection secours (GIPS), lors d’un des weekends d’entraînement, le 25 mars dernier. En effet, ces derniers acteurs se mobilisent sur le terrain pour aider les victimes et les sinistrés. Mais ils ont besoin de comprendre les causes de ces séismes ainsi que les risques concrets qui peuvent les attendre sur le terrain, dans des conditions très difficiles. Les scientifiques peuvent les aider à acquérir cette nécessaire compréhension.

Intervention de Blandine Gardonio auprès des équipes de secouristes sans frontières (SSF) et du groupe d’intervention protection secours (GIPS)© B. Gardonio, 2023

Comment les scientifiques peuvent savoir ce qu’il s’est passé ?

Pour comprendre ce qu’il s’est passé sous la surface de la Terre, les scientifiques se basent généralement sur deux types de données. Au sol, les données sont principalement acquises grâce à des réseaux de sismomètres ou d’accéléromètres qui permettent de mesurer l’ampleur des vibrations du sol, mais aussi de retrouver comment la rupture s’est développée spatialement et temporellement. Dans le cas des séismes de Turquie – Syrie, des valeurs extrêmes d’accélérations du sol ont été enregistrées à des endroits déjà anticipés sur les cartes d’aléa sismique. Néanmoins, des intensités de vibration moindre ont été enregistrés dans des zones loin de la rupture où de lourds dégâts ont quand même été constatés.  

Les données GNSS (Global Navigation Satellite System, ou Système Global de Navigation Satellite en français) sont acquises à partir de récepteur au sol et permettent de voir et de calculer les vitesses des déplacements du sol, mais aussi des déformations de la Terre allant de quelques minutes à des dizaines d’années. Dans le cas du séisme en Turquie, la « charte des catastrophes naturelles » a été déclenchée, ce qui a permis aux équipes scientifiques d’avoir accès aux données satellitaires de différentes agences spatiales rapidement. Le GNSS n’est pas la seule technique utilisée, l'étude de la tectonique active et de la paléosismologie1  sont essentielles pour renseigner sur l'activité à plus long terme des failles.  C’est également grâce à cette pluridisciplinarité de mesures que les scientifiques identifient les régions du monde à fort risque sismique.

Lors d’un séisme, l’ensemble des données sont centralisées sur des sites comme celui de la cellule post-sismique du CNRS-INSU, puis interprétées par les scientifiques pour retracer le dérouler des séismes.

  • 1L’étude des séismes passés
Figure G - Carte des déplacements enregistrés par les stations GNSS© EMSC - CSEM / https://gnssdata-epos.oca.eu

La cellule post-sismique du CNRS-INSU

Lorsqu’une crise sismique a lieu, la cellule post-sismique du CNRS-INSU peut être activée. L’équipe de la cellule centralise les premières données (magnitude, type de séisme, profondeur, etc.) et les diffuse à la communauté scientifique concernée via une page web ou une newsletter. Elle évalue l’intérêt scientifique du séisme (intérêt et/ou difficulté à être étudié, risque, etc.). Ensuite, elle identifie des contacts référents ou des personnes intéressées pour monter une mission de terrain sur le lieu de la crise. La cellule intervient systématiquement pour tout séisme de magnitude supérieure ou égale à 5 en France métropolitaine, ce qui fut le cas lors du séisme du Teil en Ardèche en 2019.

La cellule peut aussi intervenir pour faire l’inventaire des instruments de mesure à disposition (mobilisation des parcs d’instruments labellisés qui bénéficient de sismomètres, accéléromètres, parcs sous-marins, etc.). Cependant, les équipes ne peuvent pas systématiquement se rendre sur le terrain, en tout cas pas forcément dans les jours ou semaines qui suivent une catastrophe, comme ce fut le cas pour le séisme de Turquie-Syrie pour des raisons diplomatiques et/ou de sécurité.

Les récents séismes de Turquie-Syrie mettent en évidence la nécessité de mener des recherches sur les modalités de développement des ruptures de faille et le déclenchement de ruptures en cascade. Une meilleure compréhension de ces questions permettrait d’affiner les modèles de prévision sismiques. Cette région du monde, soumise à un fort risque sismique, doit rester sous haute surveillance.

 

Léa Lahmar

Pour en savoir plus

Ressources CNRS grand public :

Visualisation des dégats :

Autres ressources :

Sciences sociales :

Les séismes en Turquie ont donné lieu à de nombreux débats et critiques dans l’espace public turc. De nombreux habitants ont témoigné de l’attente longue de l’arrivée des secours. Le gouvernement turc est notamment accusé d’avoir autorisé des constructions illégales malgré des alertes d’experts. Les catastrophes sont ainsi de puissants révélateurs du fonctionnement et des antagonismes des sociétés. L’un des thèmes souvent mis en avant dans ces circonstances est le rôle de la corruption comme facteur aggravant des catastrophes comme énoncé dans l’article : Ambraseys, N., Bilham, R. Corruption killsNature 469, 153–155 (2011).

Références articles scientifiques :

Delouis, B., van den Ende, M., & Ampuero, J. P. (2023). Kinematic rupture model of the February 6th 2023 Mw7.8 Turkey earthquake from a large set of near-source strong motion records combined by GNSS offsets reveals intermittent supershear rupture, Authorea (ESSOAr preprint).

Contact

Blandine Gardonio
Chercheuse CNRS au Laboratoire de Géologie de Lyon : Terre, Planètes, Environnement (LGL-TPE)
Bertrand Delouis
Enseignant-chercheur de l’université de la côte d’Azur au laboratoire Géoazur
Cécile Cornou
Chercheuse IRD à l’Institut des sciences de la Terre (ISTerre)
Yann Klinger
Chercheur CNRS à l’Institut de physique du globe de Paris (IPGP)
Soraya Boudia
Enseignante-chercheuse de l’université Paris Cité au Centre de recherche médecine, sciences, santé, santé mentale, société 3 (CERMES 3)
Philippe Vernant
Enseignant-chercheur de l’université de Montpellier au laboratoire Géosciences Montpellier